2 Novembre 2015
Quelques pages arrachées
à la vie de René Lelièvre
Prêtre ouvrier
à Chasse Royale
Quand tu deviens handicapé dans ta chair
Les autres te font handicapé à tout faire
Tu ne fais plus parti de leur groupe
Tu ne peux plus manger dans leur soupe
Tu es rejeté, balayé, ignoré
Comme un vieux chiffon usé.
Au début tu te bats
Tu ne veux pas baisser les bras
Mais ils sont bien organisés
Les bien-portants normalisés.
Comme une mouche têtue contre le carreau,
Tu insistes, persistes, tu en fais trop
Pour prouver que tu peux vivre avec les normaux
Et, fatigué, tu finis par laisser ta tête sous l’eau.
Ils vont te plaindre, peut-être même pleurer
Mais au fond ils seront rassurés :
Ton échec entre dans leurs normes,
Tu ne peux gagner si tu es difforme.
Ils préfèrent se pencher sur ton sort
Et t’aider à vivre ta mort.
Chacun son rôle et la société dormira sur ses deux oreilles,
Les valides gardent leur place dans l’appareil,
Toi, tu es assisté mais pas acteur,
Mis sur la touche parce que tu fais peur.
Tu ne vas tout de même pas croire
Qu’ils vont changer, à cause de ton histoire,
Leur façon de vivre entre eux :
A l’abri de tous ceux qui ne sont pas comme eux !
[1] Ecrit après un licenciement pour cause de handicap.
Elle m’a redonné le goût de vivre
Ce goût moelleux et sucré qui délivre
De la langueur amère et suicidaire.
Elle m’a remis les pieds sur terre
Elles dont les jambes finissent en moignons
Dressés comme les deux poings du champion.
« Bats-toi avec ton cœur, ta tête, ton rire,
Pour avancer il ne suffit pas de courir,
Il faut aussi aimer et se laisser aimer.
Vois la fleur : elle n’a qu’un printemps pour tout donner,
Toi, tu as toute une vie
Alors vis ! Ne ravis pas ta vie !
La joie fera de toi un embelli »
Et Mirabelle est repartie
Avec son fauteuil roulant et ses quinze ans
Elle m’avait retransmis sa vie
Comme une fleur de printemps.
Vingt ans et un cancer
à la gorge, ça lui serre
Une cuisse en forme de moignon,
Un visage fragile comme le papillon,
Des yeux au fond d'une grotte,
Des bras maigres qui flottent
Et une envie de vivre
à devenir ivre.
Il m'a dit avec sa bouche, avec ses yeux :
"Heureusement il y a les amis et Dieu".
J'ai répondu, en écho à sa foi :
"Heureusement il y a les amis et Allah".
Une envie de vivre et d'aimer
Qu'il avait ramenée d'Alger,
Qu'il voulait partager pour leur faire chaud
A ceux et celles allongés sur le dos.
Il ne pleure pas, n'est pas amer ;
Il parle de son pays, de sa mère :
Il les a quittés à cause du cancer ;
Il rêve que tous les hommes seraient frères.
Il a mal, il espère….
Mal à sa vie à cause des guerres
Mal à sa chair
à cause des cris qui montent de la terre
Mal à son corps
à chaque obus, à chaque mort.
Mohamed sur son lit
Ne se pense pas impuissant. Il prie.
Et lui et moi, dans le silence
Nos regards se croisent et lancent
Vers Dieu un cri d'impatience.
Une jambe blessée peut être banale
Et une jambe coupée qui fait mal ?
C’est un poisson qui frétille hors de l’eau
Un croassement insupportable sans corbeau
Un arbre frissonnant sans feuille
Un pétale tombé en deuil
Un rocher frappé par une mer sans vague
Une fille amoureuse sans amant
Une ferraille attirée sans aimant
Une danse sur une musique inaudible
Un tireur invisible qui fait mouche sur la cible
Un ciel zébré d’éclairs éteints
Un miroir éblouissant sans tain
Marcher à cloche pied avec une jambe en moins
C’est une puce perdue dans une botte de foin
Un navire au gouvernail inutilisable
Une planche en équilibre instable
Un alexandrin à onze pieds
Une anse détachée du panier
Un ruisseau au bord de la falaise transformé en chute
Un orchestre privé de violons et de flûtes
Une lampe à la flamme tremblotante
Un piquet brisé sous la tente
Un fauve caché sans mâchoire
Une étoile filante qui se laisse choir
L'homme habille son moignon d'une prothèse
Se lève doucement de la chaise
Miracle du génie humain !
Astuce d’un esprit malin !
L’homme redonne des tiges aux fleurs
En véritable créateur.
Tais-toi ma souffrance
Fais un peu carence
Tu sapes ma patience
Tu désespères les hommes de science
Je ne dors plus, sans cesse tu te réveilles
Aujourd'hui à hier sera pareil
Tu m'empêches d'écouter mes amis
Je ne peux même plus suivre les parties de rami
Arrête ma souffrance
Avec toi, la vie a goût de rance
Même les odeurs les plus douces
Sont des parfums que je repousse
Tu m'enfermes dans ta solitude
Chaque geste, chaque baiser est un effort rude
C'est toi qui me visites et que j'entends
Tout le temps
Va-t-en ma souffrance
Ma vie n'a plus de sens
Les autres sont là moi je suis ailleurs
Dans un monde où sont rois les railleurs
Je suis à ta merci
Tu m'as pris dans tes filets moi aussi
Avec toi inutile de discuter
Inutile de disputer
Oublie-moi ma souffrance
Laisse-moi ma chance
Je suis un arbre sans feuille
Une fleur que personne ne cueille